Allocution de James R. Morrell,
Haiti Democracy Project,
Wasington, D.C.
Published in Le Nouvelliste
Groupe d?intervenants no 5 à la conférence
« La Diaspora haïtienne :
Partenaire indispensable
au développement économique d?Haiti »
Port-au-Prince, 19 et 20 juin 2002
Comment la diaspora haïtienne peut-elle contribuer
au développement d?Haïti ?
« Au-delà des envois d?argent : La mobilisation du plein potentiel de la diaspora. »
Permettez-moi d?ajouter quelques mots aux explications brillamment apportées hier par Ronel Ceran, qui a attiré notre attention sur l?importance majeure de la situation politique. Il s?agit d?un contexte qui dépasse de loin la diaspora. C?est de lui que dépend l?efficacité même de l?aide étrangère. Selon un rapport de la Banque mondiale daté du 12 février 2002, c?est la mauvaise gouvernance qui a entraîné l?échec de la plupart de ses projets dans ce pays au cours des années 90.
Si l?aide étrangère ne peut être utilisée de façon efficace, l?aide de la diaspora ne peut pas l?être non plus. En fait, elle ne peut pas servir au-delà d?une certaine satisfaction des besoins individuels. La contribution potentielle de la diaspora peut être répartie en deux principaux domaines : d?une part les envois d?argent et, de l?autre, le transfert de compétences et la sensibilisation. À l?occasion de cette conférence, aussi bien en parlant d?Haïti qu?en apprenant ce qui se passe au Mexique et au Salvador, nous nous sommes jusqu?ici focalisés sur les envois d?argent. Toutefois, au cours de mon exposé, tout en reconnaissant l?importance des envois d?argent, je voudrais avancer que la diaspora représente plus qu?une vache à lait. Elle peut aider Haïti à accéder aux immenses avantages d?un État légitime, ce qui servira beaucoup plus à soutenir l?économie que l?aide étrangère et les envois d?argent combinés.
Quelle est l?importance réelle des envois d?argent en Haïti
Lors d?une conférence pilote au local de la Fondation interaméricaine, on a analysé le potentiel des transferts de devises en ce qui concerne le développement. Le problème principal réside dans le fait qu?en raison de leur pauvreté, les destinataires d?envois dépensent cet argent pour leurs besoins de survie. L?ECLAC a découvert que 85 pour cent des sommes envoyées en Amérique latine sont utilisées pour des biens de consommation. Nous avons entendu hier le témoignage de l?Ambassadeur Léon, qui mettait ce chiffre à 97 pour cent.
Bien sûr, des envois d?argent qui s?élèvent annuellement à 810 millions de dollars et représentent le quart du revenu national d?Haïti, donc une proportion plus importante que pour tout autre pays des Caraïbes, constituent une énorme contribution aux revenus du pays. Étant donné qu?une partie de l?argent envoyé est destinée aux frais de scolarité, on peut dire que cet argent est aussi investi dans le développement du capital humain, et qu?il sert, dans une certaine mesure, au développement en général. Toutefois, dans le domaine crucial de l?investissement productif, cette contribution est très limitée.
Si nous supposons que le pourcentage disponible pour le développement se situe aux environs de 5 à 10 pour cent, cela représente 40 à 80 millions de dollars. Comparez cela à l?aide étrangère. La situation spéciale d?Haïti en a fait le premier allocataire de l?aide étrangère. En 1991, sous l?égide de la Banque mondiale, un consortium lui a promis 1 milliard de dollars. Cette promesse, révisée à la hausse en 1995, atteignit alors 2,8 milliards de dollars à verser sur une durée de cinq ans, impliquant un engagement annuel de 560 millions de dollars. L?instabilité politique en a empêché le déblocage. Si toutefois une mobilisation majeure se réalisait en faveur d?Haïti par suite d?une amélioration de la situation politique, nous pourrions assister au retour à ce niveau. Une aide étrangère de 560 millions de dollars pourrait fournir un capital beaucoup plus grand pour le développement que le pourcentage des envois utilisé dans ce but, soit 40 à 80 millions de dollars.
On ne trouvera peut-être personne, parmi les partisans de l?aide, à se dire d?accord avec cette opinion parce que, dans les conditions actuelles, il n?existe pas de mobilisation internationale en vue pour Haïiti. Personne ne pense à retourner aux niveaux de 1994 et 1995 alors que Enrique Iglesias, président de la Banque interaméricaine de développement, eut à dire : « Nous allons enfreindre les règles, en ce qui concerne Haïti. » Vraiment, à cette époque, c?était aussi difficile que d?extraire un bouchon de liège d?une bouteille. Le retour du gouvernement constitutionnel grâce à l?intervention de l?ONU avait créé les conditions politiques nécessaires.
Au cas où le processus de négociations mené par l?O.E.A. conduirait à une amélioration de la situation en matière de sécurité, ainsi qu?à des élections libres et honnêtes ? deux conditions très hypothétiques ? les normes psychologiques seraient alors satisfaites pour une nouvelle mobilisation internationale qui entraînerait une assistance dépassant de beaucoup les envois d?argent. À défaut de cela, Haïti ne connaîtra pas de développement, ni grâce à l?aide étrangère, ni grâce aux envois d?argent.
Au-delà des envois d?argent : La mobilisation du plein potentiel de la diaspora
En dehors des transferts financiers, je suggérerais les moyens suivants pour une éventuelle contribution :
1. Le tourisme
2. Le transfert de compétences en matière d?administration et de gestion
3. Le transfert de compétences techniques
4. Le transfert de compétences en matière d?entreprises
5. Le transfert de pratiques démocratiques
Nous disposons d?assez de temps pour parler de trois de ces moyens : le tourisme, le transfert de compétences en matière administrative et le transfert de pratiques démocratiques.
1. Tourisme
Plus d?un million de touristes se rendent chaque année en République dominicaine. Trente pour cent d?entre eux sont des Dominicains de retour au pays. En Haïti, actuellement, toutes les recettes touristiques proviennent virtuellement de visiteurs de la diaspora. Avec la situation politique et structurelle incertaine que nous vivons actuellement, le vrai tourisme international est virtuellement au point nul. Les mêmes dysfonctionnements limitent aussi les voyages des membres de la diaspora.
Là encore, c?est la situation politique qui constitue l?élément déterminant. Avec ses valeurs naturelles et humaines, Haïti s?est toujours avérée capable de faire du tourisme l?une de ses principales sources de revenus nationaux. Grâce aux progrès dont j?ai parlé en matière politique, nous pourrions d?abord nous attendre à une hausse dans les voyages de membres de la diaspora, dans une proportion semblable à celle dont bénéficie déjà la République dominicaine. Une telle hausse produirait un effet multiplicateur. Elle stimulerait les investissements nécessaires dans l?industrie touristique, ce qui attirerait des devises dans ce secteur tout en permettant à Haïti de profiter de son avantage comparatif.
2. Transfert de compétences en matière d?administration et de gestion
Sans un accord politique, il n?y aura pratiquement pas de mécanisme de circulation inverse. Les hauts salaires perçus aux États-Unis, et que nos collègues mexicains et salvadoriens ont évoqués hier comme cause du non retour de leurs professionnels, produiraient encore davantage cet effet dans le cas d?Haïti. Ajoutez à cela l?insécurité et la situation politique, et les patriotes haïtiens vivant à l?étranger concluront que tout sacrifice de leur part ne servira à rien.
Le seul mécanisme valable de circulation inverse est la mobilisation internationale dont j?ai parlé tout à l?heure. Comme cela s?est passé lors de la mobilisation de 1994 à 1996, les organismes américains d?aide passeraient au peigne fin la communauté haïtienne aux États-Unis, à la recherche de personnel qualifié désireux de travailler pour quelque temps en Haïti à un niveau salarial de pays développé. Si les négociations en cours sous l?égide de l?O.E.A. portent des fruits et que la Banque mondiale adopte une nouvelle approche visant à la bonne gouvernance, elle aura besoin d?administrateurs capables de réussir dans la lourde tâche qu?est la mise en place d?institutions. La plupart de ces personnes peuvent être recrutées sur place, en Haïti. Ce pays compte parmi ses citoyens assez de professionnels libres de toute allégeance partisane et qui considèrent la fonction publique comme un sacerdoce, et non comme une occasion de s?enrichir. Toutefois, le recrutement aux postes requérant certaines compétences ne pourra pas se faire sans à-coups. Les étrangers manquent parfois des affinités linguistiques et culturelles nécessaires à la délicate mise en place des institutions.
Des membres de la diaspora haïtienne professionnellement qualifiés seront plus aptes à aider Haïti dans la tâche cruciale d?établir des institutions. Puisque le recrutement de membres de la diaspora s?effectuerait seulement dans le cadre d?une mobilisation pour l?aide étrangère, les conditions seraient celles de création d?emplois plutôt que de compétition dans la recherche d?emplois. La plupart des nouveaux postes administratifs ainsi créés à l?occasion d?une telle mobilisation seraient alors confiés à des Haïtiens déjà en Haïti. On ferait alors appel aux Haïtiens de la diaspora en cas de besoins spéciaux.
3. Transfert de pratiques démocratiques par la diaspora
Manuel Orosco a fait ressortir un intéressant contraste entre les expériences du Salvador et du Nicaragua dans les efforts déployés pour rapatrier leur capital humain. De ces deux pays, c?est le Salvador qui a connu la moindre polarisation après sa guerre civile. L?accord de paix a fortement motivé les Salvadoriens à coopérer pour la reconstruction. Nous pouvons constater la présence, à cette conférence même, de l?ambassadeur du Salvador et de représentants d?organisations non gouvernementales, au service de la même cause, un phénomène qui ne se serait jamais produit dans les années 70 ou 80. Au Nicaragua, la polarisation la plus notoire est celle qui persiste entre Sandinistes et partisans de Somoza. Les Nicaraguayens vivant aux États-Unis, majoritairement anti-sandinistes, se sentent peu enclins à rentrer au pays pour y travailler. Le résultat, en partie, est que le P.N.B. est inférieur à 3 milliards de dollars au Nicaragua, alors qu?au Salvador, il est de 12 milliards.
Il est important de retenir cette leçon de l?Amérique centrale dans le cas d?Haïti. Un accord digne de ce nom, qui conduirait à une élection libre et honnête débouchant peut-être sur un certain pluralisme, aurait pour effet de réduire la polarisation. Cela fournirait aux émigrés haïtiens la motivation nécessaire pour rentrer au pays dans le cadre de programmes d?aide où leurs services seront utilisés dans le domaine de la gouvernance.
Les Haïtiens vivant aux États-Unis ont eux-mêmes notamment insisté sur ce point. Lors d?une importante conférence organisée l?an dernier par le Haiti Study Group à Trinity Collège, à Washington, un groupe d?intervenants haïtiens vivant aux États-Unis a clairement fait ressortir que l?enthousiasme suscité vers la fin des années 80, puis de 1994 à 1996, s?était estompé et que la diaspora condamnait le gâchis politique qui existait dans son pays d?origine.
Cette décision, que l?on peut bien comprendre, fut ratifiée à l?occasion d?une conférence de la Coalition nationale pour les droits des Haïtiens (NCHR), en avril dernier à Miami. Il y fut établi que le premier souci des Haïtiens vivant aux États-Unis devait être de s?établir aux États-Unis et que, cela une fois fait, ils pourraient ensuite aider leurs frères et soeurs restés au pays. Certains conférenciers évoquèrent l?expérience d?hommes d?affaires, de professionnels et d?artistes haïtiens vivant aux États-Unis qui avaient réussi et les offrirent en modèle à la communauté. Ils firent un examen des moyens d?accroître la représentation de la communauté haïtienne aux États-Unis, aux niveaux local et national.
Par cette décision consciente d?envisager leur avenir aux États-Unis, les Haïtiens qui y vivent s?engagent dans la même voie que les groupes d?immigrés précédents, qui étaient tous arrivés avec l?intention de rentrer dans leur pays d?origine mais ne l?ont jamais fait.
On ne peut pour autant dire qu?à la conférence NCHR on a tourné le dos à Haïti. L?organisation et ses membres, qui pourraient fournir à Haïti des cadres d?appoint honnêtes et dévoués dont le pays a besoin, maintiennent toutefois leur engagement.
Cependant, les participants à la conférence NCHR ont clairement exprimé que la communauté haïtienne aux États-Unis n?est pas un robinet qu?on peut ouvrir ou fermer à sa guise. Il y aura, bien sûr, des personnes qui accepteront de rentrer si on leur offre un salaire adéquat. Mais sans le niveau d?enthousiasme et de dévouement des années 1994 à 1996, on peut se demander jusqu?où ira leur efficacité. Le succès des transferts et l?utilisation du capital humain de cette communauté sont inextricablement liés à la solution de la crise politique et ne peuvent être envisagés isolément.
Avec les deux pieds déjà implantés aux États-Unis, la diaspora sera également attentive au degré de détermination du gouvernement américain en ce qui a trait à une sortie de la crise. Il faut s?attendre à ce que, dans la majorité, les Haïtiens vivant aux États-Unis ne se laisseront pas convaincre que les États-Unis s?intéressent vraiment, cette fois, à la situation haïtienne, à moins de remarquer une détermination semblable à celle de l?administration Clinton en 1994.
La première tâche à accomplir, dans l?approche d?élection libre et honnête en Haïti, est d?établir un lien entre les associations locales existantes et les instances gouvernementales de leur région. Celles-là n?ont aucun partenaire au sein de l?administration publique locale à cause de la crise gouvernementale actuelle dans le pays.
Les Haïtiens de la diaspora peuvent inciter leurs compatriotes restés au pays à exiger des services de leur gouvernement local parce que, dans leur pays d?adoption, même quand ils y sont récemment arrivés, ils obtiennent quelque chose du gouvernement local. Aux États-Unis, ils participent à l?élection des responsables locaux. Les méthodes et moyens d?y arriver sont des choses que la diaspora peut apprendre au peuple haïtien, qui lutte pour construire la démocratie dans un climat de profonde déception.
Conclusion
Bien que les envois d?argent soient importants et qu?ils continuent, il est difficile de s?imaginer la diaspora donnant son plein potentiel dans sa contribution au développement d?Haïti sans une solution politique généreusement soutenue par la communauté internationale. Bref, je souhaiterais un effort de l?envergure de la campagne de 1994 mais, cette fois, de façon soutenue et non avec une hâte de s?en sortir (telle la stratégie de retrait qui a tellement dominé la planification par les États-Unis en 1994 et 1995).
Il est vrai que la contribution de la diaspora est hautement décentralisée et que, à cause de cela, elle échappe au contrôle du gouvernement. Elle offre ainsi la possibilité de créér, au bout d?un certain temps, une nouvelle réalité même indépendamment d?un accord politique et de la mobilisation internationale. Cette nouvelle réalité, toutefois, suffirait-elle à briser le carcan politique ? Cela ne semble possible que dans une perspective très éloignée.
Haïti a entamé la seizième année de sa crise politique d?après Duvalier, une crise qui, de loin, ressemble à une crise de légitimité ou de gouvernance, mais qui, dans la situation politique dont Haïti a hérité, est plutôt une crise de succession. Néanmoins, de même qu?au Salvador l?ARENA et le FMLN ont décidé ensemble de mettre fin à la guerre civile, de même en Haïti l?idée d?une incontournable élection libre et honnête constitue la clé d?une solution définitive à la crise de l?après-Duvalier. Une telle élection devrait se dérouler dans un climat de sécurité permettant à tous de jouir de chances égales.
Ce n?est qu?avec le préalable d?une solution politique qu?on peut envisager la diaspora haïtienne en train d?apporter sa plus grande contribution. La diaspora pourrait ainsi transcender le rôle de vache à lait sans voix qui lui est actuellement réservé, pour assumer ses pleins droits de représentation en échange de sa participation. Elle voyagerait davantage et prêterait ses services seulement dans la préparation d?une élection libre et honnête dont sortirait un gouvernement légitime. Tout en consolidant son influence politique aux États-Unis, elle demanderait de l?administration américaine qu?elle aille beaucoup plus loin que son mode actuel de médiation isolée et qu?elle reprenne dans toute sa plénitude le programme de construction du pays entamé en 1994 et 1995, mais malheureusement interrompu puis abandonné à la fin des années 1990.
James R. Morrell
Haiti Democracy Project
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