Originally: Seule la republique sauvera Haiti
23 juillet 2001
De Duvalier à Aristide, les régimes autoritaires ont semé misère et violence. Aujourd’hui, le pays a besoin que l’Occident l’aide à bâtir de véritables institutions démocratiques. Seule la république sauvera Haïti
Lyonel Trouillot est écrivain. Dernier ouvrage paru : “Thérèse en mille morceaux” (Actes Sud, 2000).
Imaginez deux pays, ou plusieurs, en un seul. Qui s’épient, se menacent, s’affrontent. Imaginez, en plus, les préjugés sur la couleur, l’origine, le parler, et vous vous approchez du drame d’un pays en situation de quasi-ségrégation.
Imaginez un homme de 40 ans qui n’a jamais eu un emploi, un revenu, un salaire, et qui se lève tous les matins pour ruser avec la misère. Imaginez que cet homme soit représentatif de la majorité. Imaginez un bidonville avec des maisonnettes qui s’enfoncent dans la terre à chaque pluie, et des enfants trop vite adultes auxquels auront manqué l’abécédaire et l’eau potable. Imaginez que ces enfants soient majoritaires. Imaginez une campagne vidée de ses arbres, une terre sèche et des hommes et des femmes qui sont fatigués de faire que le sang sorte de la pierre, et qui poussent vers la ville. Ou vers la mer.
Imaginez, en face, ou à côté, dans le même pays, la même ville, des villas à un million de dollars, des vacanciers qui en sont à leur énième tour du monde. Imaginez ces quelques familles qui consomment le gros des richesses et sont fières de dire que leurs enfants vont au “bac français” ou à l'”Union School”. Imaginez que les enfants de ces quelques familles n’ont jamais vu ceux des bidonvilles ou de la campagne. Qui, eux, les regardent. Imaginez l’indifférence d’une élite économique aliénée et corrompue à l’endroit de la majorité. Son mépris de la culture populaire et du peuple. Imaginez une élite qui veut d’une république d’ayants droit qui n’appartiendrait qu’à elle seule. Imaginez des masses d’analphabètes parlant créole, dansant vaudou, qui réclament leur droit au pays. Et la haine qui répond à l’indifférence. Et la violence et la rancoeur qui frappent aux portes de l’injustice. Imaginez un “chien mangé chien” général et vous commencez à avoir une idée du climat social haïtien. Imaginez deux pays, ou plusieurs, en un seul. Qui s’épient, se menacent, s’affrontent. Imaginez, en plus, les préjugés sur la couleur, l’origine, le parler, et vous vous approchez du drame d’un pays en situation de quasi-ségrégation. Imaginez maintenant la politique. Celle d’hier et celle d’aujourd’hui. Des pouvoirs à caractère exclusiviste qui entérinent les préjugés, maintiennent les clivages, répriment les élans populaires. Ou des gouvernements populistes dirigés par des “leaders charismatiques” issus des classes moyennes qui lancent les pauvres sur les riches, avivent les rancoeurs, ouvrent les plaies sans les panser, et finissent dans la corruption, l’ubuesque et le totalitaire. Des “leaders charismatiques” aidés de technocrates de seconde zone, d’intellectuels fascisants et d’hommes de main sans foi ni loi qui s’enrichissent au fil des jours, et se retrouvent en fin de parcours tout près de ceux qu’ils prétendaient combattre. Odieuse alternance. Du pire. Au pire.
Et bien sûr l’Occident. Appuyant la dictature à l’heure de la guerre froide. Et séduit aujourd’hui, mauvaise conscience aidant, par la mélodie populiste. L’Occident qui a oublié que “le bon docteur” François Duvalier avait bénéficié à ses débuts de la faveur de larges secteurs populaires. Le “bon docteur” François Duvalier?ni le premier ni le dernier des populistes haïtiens – qui disait “n’avoir d’ennemis que ceux de la patrie”, qui avait à son palmarès une honnête campagne d’éradication du pian et qui était détesté par les élites traditionnelles. Le “bon docteur” François Duvalier qui passera le pouvoir à son fils pour un total de trente ans de dictature duvaliériste (1957-1986), d’appauvrissement d’un pays déjà pauvre, d’effondrement d’institutions déjà branlantes, d’aggravation des conflits sociaux déjà exacerbés.
Mais pourquoi parler de tout cela? Parce qu’en décembre 1990, Jean-Bertrand Aristide, ancien curé de l’église de Saint-Jean Bosco, est élu président d’Haïti à une majorité écrasante des voix. Des millions de gens voient en lui le “leader charismatique” qui leur donnera une voix, une force, une dignité. Il n’a pas de programme, il n’a que des humeurs. Mais il est le candidat du ras-le-bol. Et les élites ont peur. En novembre 1991, l’armée renverse Aristide. Le coup d’Etat est anachronique, le peuple n’a pas seulement choisi Aristide, il a choisi la procédure républicaine. Le coup d’Etat est sanglant, appuyé par ces élites qui ne souhaitent pas voir les pauvres de trop près. Mais l’Occident a investi son argent dans ces élections. Les Nations unies, l’OEA, Bill Clinton exigent son retour. L’armée tiendra trois ans dans sa fureur anachronique. Entre-temps, Aristide aura négocié un embargo contre son pays, et son gouvernement siégera à Washington, payé en dollars, sur les fonds de l’Etat haïtien saisis par les Américains.
Trois ans, c’est long. On ne défie pas impunément la volonté du président des Etats-Unis. En septembre 1994, un Clinton en colère annonce qu’il a donné l’ordre d’envahir Haïti pour rétablir dans ses fonctions le président constitutionnel. L’armée d’Haïti cède dès qu’elle apprend que les avions militaires américains sont déjà dans le ciel. En octobre 1994, Aristide rentre au pays. Sa tenue vestimentaire, son langage ont quelque peu changé. Mais on y croit encore. En 1995, il cède la place à son “marasa”, son jumeau, comme il l’appelle. Pendant cinq ans, René Préval, ancien Premier ministre sous la présidence d’Aristide, ne s’assure que d’une chose: rendre à son prédécesseur le siège que celui-ci lui a prêté. Cinq ans de procédures dilatoires, de ruses et de flagrants délits pour assurer la pérennité du parti d’Aristide. Pour l’ensemble de la population, la pauvreté a empiré. Et la criminalité progresse.
Le 21 mai 2000, après force tergiversations, l’exécutif s’est résigné à la tenue des législatives et des municipales. L’opposition crie victoire. Lavalas, le parti d’Aristide, crie victoire. Qui ment? Les deux groupes, sans doute. Ce qui ne ment pas, ce sont les caméras et les magnétophones de la presse haïtienne et étrangère qui, jusqu’ici, ont été favorables au mouvement Lavalas. On a bien vu les urnes dans la rue, le décompte dans les commissariats de police. Lavalas a TOUT emporté: Sénat, mairies, sièges de députés. L’opposition réclame l’annulation de l’ensemble des élections.
Le 16 novembre 2000, la présidentielle a lieu après une série d’attentats à la bombe. L’opposition et l’exécutif se renvoient les accusations. Jean-Bertrand Aristide se présente quasiment seul à ses élections. En face de lui, quelques inconnus. L’opposition réelle s’est abstenue. Aristide est élu à 90 % des voix. Seulement, combien de citoyens ont voté? 5 %, dit l’opposition. Entre 10 à 15 % au grand maximum, dit la presse étrangère. 65 % disent le service de presse de l’exécutif, le parti quasiment unique, et l’heureux élu lui-même. Et depuis, la bataille politique se joue autour des législatives et des municipales. Aristide a été élu par 5 à 15 % de citoyens bien en chair qui pensent encore du bien de lui ou par 65 % de malins que personne d’autre n’aura vus, mais son élection n’est pas contestée. L’impasse politique porte sur le sort qu’il faut faire aux législatives et aux municipales. Et chacun reste sur ses positions. Les négociations échouent, rééchouent, comme ces enquêtes qui se poursuivent et n’aboutissent qu’à jeter l’oubli sur les victimes.
Mais encore une fois, pourquoi parler de tout cela? Parce que c’est mon pays. Parce que j’y vis. Et que, comme n’importe quel passant, je risque d’y mourir d’une balle tirée par un adolescent dont la misère a fait un monstre, ou par un professionnel engagé à masquer en crime de droit commun un assassinat politique. Parce que cette impasse politique prive ce pays de toute aide et le renvoie à sa pauvreté, à ses déchirures. Parce que les écarts économiques s’aggravent de jour en jour et les haines s’accumulent. Parce que j’ai peur quand j’entends un entrepreneur traiter le peuple de “ces gens-là” ou de “hordes”. Parce que je n’ai pas moins peur quand j’entends un adolescent dire à la radio qu’il est prêt, au propre comme au figuré, à manger de la chair humaine pour le triomphe de son “parti” ou de “son chef”. Parce qu’il y a des menaces très sérieuses qui pèsent sur l’avenir d’un peuple: l’anomie d’un pays ingouvernable et non gouverné, des secteurs différents y tenant chacun sa parcelle de pouvoir, gênant l’autre et tirant de son côté; la violence incontrôlable d’un peuple qui sait qu’il n’est pas né pour mourir de faim et patauger dans la boue et l’analphabétisme tandis que les anciens riches de la finance et de l’industrie maintiennent leur fortune et que les nouveaux riches aux commandes politiques se livrent à leurs trafics; le triomphe d’un parti occupant toutes les sphères du pouvoir malgré le manque de légitimité régnant sur les institutions, ce qui entraînerait (même quand, en cherchant loin, on lui accorderait toutes les bonnes intentions) une dérive totalitaire. Ces menaces sont réelles. Quand un maire (contesté) tabasse un juge en train de siéger, quand des milliers de cadres laissent précipitamment un pays qui n’en a pas assez (au moins cinq mille sur ces six derniers mois), quand le capital national s’en va vers les républiques voisines, quand on vous tire dessus dans tel ou tel quartier selon votre niveau de vie, les riches s’armant contre les pauvres et les pauvres contre les riches…
Mais pourquoi dire cela ici? Parce que, justement, ce dont Haïti n’a pas besoin de la part de l’Occident, c’est de paternalisme et de condescendance. Ce dont Haïti n’a pas besoin, c’est qu’on dise: “oui, mais” quand les principes républicains sont violés. Après avoir cautionné pendant trop longtemps des mécanismes d’exclusion qui ont fait deux pays en un seul, il y a aujourd’hui le danger des interventions de petits penseurs occidentaux nourris de bonnes intentions qui justifient qu’on triche aux élections. Haïti n’a pas besoin qu’on lui dise qui est populaire (ou qui l’a été), mais qu’on l’aide à construire ses institutions dans la plus stricte observation des procédures démocratiques. C’est par la république qu’il faut vaincre l’exclusion. Ce dont Haïti a besoin, c’est qu’on exige de tous les acteurs et du pouvoir politique (et économique, mais ce n’est pas forcément le même) en particulier, qu’ils acceptent enfin la modernité républicaine. Sinon des gens vont mourir. De pauvreté ou de violence. Des gens, déjà, sont en train de mourir