Il importerait, sans nul doute, de préciser ce qu’on entend par la crise politique haïtienne. Car il semble que beaucoup d’acteurs haïtiens tout comme des acteurs internationaux comme l’OEA, ne sont pas très clairs à ce sujet. Le conflit est souvent ramené à une opposition politicienne divisant lavalassiens d’un côté et partis regroupés au sein de la Convergence, de l’autre. Un tel conflit est donc souvent interprété en termes de mauvaise volonté manifestée de part et d’autre. La confusion régnante quant à la détermination de la nature de la crise est l’un des obstacles majeurs à toute sortie de crise.
On ne peut non plus raisonnablement penser qu’il s’agit là d’une crise de “gouvernabilité”. Il est vrai que l’Etat haïtien est dans l’incapacité actuelle de gouverner le pays avec un minimum d’efficacité. On ne cesse de déplorer la dégradation de la situation économique et sociale, de dénoncer le climat d’insécurité, de corruption généralisée et de subir les conséquences d’une mauvaise gestion des services publics (Téléco, EDH etc..). Sans donc nier l’incurie actuelle du gouvernement haïtien, la problème est autre, plus profond.
Haïti vit en ce moment une crise grave touchant la légitimité de l’autorité politique et l’histoire nous a appris que lorsqu’une société vit ce genre de choses, elle est au bord d’une implosion tragique. Les amis d’Haïti et la communauté internationale laisseront-ils la catastrophe advenir ? Car il y a crise parce que la règle démocratique n’a pas été respectée. Puisque le droit a été bafoué, l’Etat n’est plus un Etat de droit. Qui peut honnêtement nier que les précédentes élections de l’année 2000 aient été précédées d’un climat de terreur, d’assassinats politiques, d’intimidations de journalistes, d’interventions inacceptables, dans la rue, de groupes de pression violents (Chimè) ? Peut-on en toute sincérité refuser de reconnaître que l’assassinat de Jean Dominique est, jusqu’à ce jour, resté dans l’impunité et que des proches du parti de J.B. Aristide sont suspectés d’avoir participé au meurtre du célèbre journaliste dont les propos eussent été dérangeants en période électorale. Enfin, les organisations internationales elles-mêmes reconnaissent qu’il y eu fraude massive et que le Président du CEP a dû fuir le pays car sa vie était menacée, encore une fois par des proches du leader lavalassien ? Tout cela, c’est la vérité crue et nue ! L’origine de la crise est là et le Pouvoir issu d’un tel processus fondamentalement antidémocratique ne peut être en aucun cas un pouvoir légitime.
Si cela est une vérité incontestable, la seule sortie de crise possible doit partir de là ; elle doit viser à refaire ce qui a été mal fait, à reproduire un processus authentiquement démocratique ayant pour but de légitimer durablement l’autorité politique. Or, c’est précisément cela que certains, dont la mauvaise foi est évidente, nomment l’option zéro. Essayons de comprendre, encore une fois, les arguments de ces derniers, lesquels refusent ce qui est pourtant une évidence.
Leurs arguments se résument en deux points essentiels mais qui impliquent d’autres réquisits comme nous le verrons plus loin: 1)la légitimité d’Aristide est incontestable, en dehors même de tout processus électoral et 2)les partis de la Convergence sont tout aussi pourris et n’ont aucune base populaire.
- Le premier argument est inacceptable pour quiconque prétend être démocrate. Dans n’importe qu’elle société démocratique, la popularité d’un leader ne suffit à lui conférer de la légitimité politique. La chose n’est possible que lorsqu’un leader incontesté prend la direction d’un mouvement de libération dans un Etat de dictature ou dans un pays colonisé, quand les conditions légales d’un processus démocratique n’existent pas. Or, ce n’est pas le cas ici. Seules donc des élections libres et honnêtes pouvaient conférer de la légitimité aux parlementaires lavalassiens actuellement contestés et à J.B. Aristide, président lui aussi contesté. La chose est d’autant plus étrange qu’en règle générale, lorsqu’un candidat est sûr de remporter massivement des élections, il se bat pour que de telles élections soient le plus honnêtes possible.
- Le deuxième argument est tout aussi irrecevable. Que des partis soient nuls ou qu’ils manquent d’assise populaire ne les interdit pas de participer aux élections. Les lavalassiens, en toute mauvaise foi, font comme s’il s’agit de choisir entre, d’une part, les options politiques de tel ou tel parti de la Convergence et celles du mouvement Lavalas d’autre prart. Je dois personnellement avouer que, bien que n’étant pas haïtien, aucun parti de ladite convergence ne produit chez moi le moindre enthousiasme politique. De l’autre côté, le mouvement Lavalas m’apparaît comme un mouvement populiste néo-fascisant. Doit-on donc conclure: “Tous pourris” ? Rappelons simplement ce que disait le célèbre philosophe kant: “même un peuple de démons a besoin de règles”. Je veux dire par là que, quelles que soient les options ou les différences opposant tous ces partis politiques (lavalas compris), aucun d’entre eux ne peut prétendre à une légitimité sans passer par la régle.
Mais n’est-ce pas là la nature d’un régime démocratique ? Ce n’est pas le charisme d’un leader qui légitime son pouvoir politique ; c’ est le processus démocratique qui valide son charisme. En réalité, le conflit opposant Lavalas et Convergence sont paradoxalemment l’expression d’une authentique transition démocratique. Il signifie à coup sûr une maturation de l’opinion publique haïtienne. Mais à condition de le saisir comme une exigence incontournable de la règle et du droit.
Si la réfutation de ces deux arguments ne suffit pas à satisfaire les Lavalassiens, c’est que leur vision de la politique est tout sauf démocratique et c’est là que nous abordons les réquisits dont nous parlions plus haut. Au fond, l’essentiel des militants lavalassiens se moquent de la démocratie mais il faut tout de même distinguer en leur sein deux tendances qui iront vers l’affrontement:
- la première s’oppose aux principes démocratiques parce qu’elle représente les forces mafieuses les plus pourries du mouvement lavalas. Or, il est de l’essence même de toute Mafia de s’opposer au Droit. En régime mafieux, les juges sont soient vendus, soient, s’ils sont honnêtes, des morts en puissance. R. Préval et J.B. Aristide et d’autres responsables de Lavalas savent bien qu’il y aurait beaucoup à redire sur la gestion et l’utilisation des fonds publics. D’où leur hostilité à toute transparence parlementaire. De devoir rendre des comptes à l’opinion publique, à la nation, leur est insupportable. Il serait intéressant, en l’occurrence, de savoir comment le petit prêtre des bidonvilles de Port-au-Prince est devenu aujourd’hui une homme riche et puissant !
- la deuxième tendance du mouvement lavalas, la moins pourrie -si on peut s’exprimer ainsi- s’oppose à la démocratie pour des raisons idéologiques. Issue de la problématique marxiste-léniniste, elle considère que les élections, selon la célèbre expression de Lénine, sont des “pièges à cons”. Et, qu’au fond, la démocratie c’est bon pour les pays riches, d’une autre tradition culturelle. La démocratie est ici pensée comme un enseemble de règles visant à masquer la lutte de classes et la domination de la bourgeoisie. Dans ce cas, seuls comptent la ruse et les rapports de force. Tel est leur cynisme: on se dit démocrate car on ne peut faire autrement mais on développe souterrainement toutes sortes de pratiques antidémocratiques. L’assassinat d’un opposant est donc un moindre mal, un mal pour un bien, un Négatif qui travaille pour le Positif selon la triste logique dialectique. Les plus “éclairés” d’entre eux pensent que, compte tenu de la réalité haïtienne et de son histoire, un passage par une forme de dictature du peuple exercée par un leader charismatique, est nécessaire même temporairement pour l’évolution positive du pays.
Mais tous ces arguments ne peuvent cacher le fait que le mouvement Lavalas est perdant à court ou moyen terme. Pourquoi ? Parce que si durant deux siècles, le pouvoir en Haïti a pu s’exercer de façon autoritaire, antidémocratique, c’est que cela correspondait à un certain état de l’opinion haïtienne. Celle-ci en effet, était peu ouverte à l’option démocratique et on trouvait plus ou moins normal que le pouvoir ne s’exerçât point par la loi et fût donc arbitraire. Ce qui a donc changé, c’est l’expérience haïtienne. Cette dernière s’est ouverte à une dimension mondiale, résultat sans doute de l’émigration massive mais aussi de l’évolution d’une opinion publique internationale qui ne peut être réduite à la logique des Etats ou des puissances planétaires. Aujourd’hui, l’expérience des peuples ne peut plus se ramener aux frontières d’un Etat national. Ainsi, l’idéal démocratique, même balbutiant, né en Haïti à la fin du régime de J.C. Duvalier, ne peut plus être tari. La démocratie n’est pas forcément le triomphe de la logique capitaliste ultra-libérale. Elle peut permettre aussi un redéploiement de la lutte des classes. La démocratie n’est pas la fin de toute exploitation mais l’élaboration de règles déterminant la vie sociale à nouveaux frais et permettant que la question de la justice sociale soit posée autrement que selon le modèle de la dictature du prolétariat ayant échoué ailleurs. Cette logique démocratique est certainement inévitable dans le cas d’Haïti. J.B. Aristide est le symbole vivant de la contradiction entre, d’une part, cet idéal démocratique que le prêtre de Saint-Jean Bosco a su utiliser à son profit et, d’autre part, la persistance chez beaucoup de leaders politiques dont Aristide, d’une tradition du pouvoir autoritaire.
Ce sont ces conditions, historiquement nouvelles, qui empêchent les leaders lavalassiens de manifester trop ouvertement leurs ambitions antidémocratiques. Ils sont obligés d’afficher une adhésion aux valeurs démocratiques dans le même temps où ce qui les caractérise, c’est la problématique d’un pouvoir patrimonial, charismatique, arbitraire et au-dessus des lois. Sans cette ouverture d’Haïti sur l’expérience internationale, ces derniers mois eussent été beaucoup plus sanglants et le nombre de morts chez les journalistes, les intellectuels et les opposants politiques, eût été impressionnant. Saluons au passage le rôle héroïque joué par les journalistes haïtiens en cette période ! Il y a de quoi rendre fou l’ex-petit prêtre des bidonvilles ! Car on ne voit guère comment il pourrait se sortir de cette très dure contradiction: donner l’impression qu’on adhère aux principes démocratiques tout en pratiquant une politique autoritaire et néo-duvaliériste ! Quelle que soit la ruse légendaire de JB. Aristide, il est déjà historiquement condamné.
Et pourtant, il faudra bien qu’Haïti s’en sorte. Il se pourrait qu’en face, nombre de leaders de la Convergence ne soient pas plus démocrates que JB. Aristide. Mais l’essentiel est qu’il sont tous condamnés à se donner des règles et, de ce point de vue, le parcours de la Convergence est jusqu’ici sans fautes et certains de ses dirigeants sont prêts à mourir, les armes à la main s’il le faut, pour sauver l’idéal démocratique du peuple haïtien. A l’époque du coup d’Etat de Cédras, certains nous accusaient d’adopter l’option zéro parce qu’on exigeait purement et simplement le retour du président constitutionnel, JB. Aristide. Aujourd’hui, nous souhaitons tout aussi vivement pour Haïti le retour aux régles constitutionnelles et à leur éthique authentique. Il y a, il est vrai, une autre possiblité d’accord entre Aristide et ses adversaires. Le Président contesté peut inviter à la table de l’Etat certains de ses opposants à partager le gâteau avec lui: “je te donne un poste ici et tu fermes les yeux là”. Ce genre d’accord sans principes peut convenir à certaines organisations internationales qui se moquent, au fond, du triomphe de la démocratie en Haïti, et ceci est valable, même pour les Républicains américains qui ont soutenu le coup d’Etat de Cédras. Un certain apaisement dans les sphères politiques pourrait en résulter mais la crise perdurerait car elle est, avons-nous dit, crise totale qui secoue la société entière: c’est la défaillance de la légitimité de l’autorité politique. Son absence réelle plonge la société haïtienne dans ce qu’on pourrait appeler “l’état de nature” qui est comme on sait, un état de guerre permanente
La solution alors ? Il y en a une seule: un nouveau contrat social. Il faut tout rejouer selon les règles constitutionnelles. Tant que les élections ne seront pas refaites, dans un climat social apaisé, avec une justice et une police indépendantes, un CEP vraiment neutre, dans le respect des libertés individuelles et tout cela, sous contrôle international, Haïti ne s’en sortira pas. Je crois que la Convergence est d’accord sur ces principes. Et Aristide et ses partisans alors ? Toute volonté sérieuse de leur part de négocier ne peut s’exprimer que dans le respect de ces principes incontournables. Le reste, serait du dilatoire ou la logique mortifère de la violence. Le dilatoire aristidien on connaît et personne ne peut plus en être dupe. La violence et le meurtre alors ? Je crois sincèrement que le peuple haïtien, avec l’aide internationale, pourrait l’empêcher et que la démocratie triomphera, avec ou sans Aristide. De toutes façons, le choix est clair et personne ne peut plus tromper personne:
- ou on pense, de façon tout à fait populiste et antidémocratique, que l’unité de la nation doit s’opérer autour d’une personne charismatique, Aristide en l’occurrence, qui incarnerait l’unité du peuple. Ainsi serait-il un vrai père et la nation serait une famille (lavalassienne ou pas). La paix se ferait autour d’un père qui pardonnerait à ses enfants prodigues ou turbulents. Cette façon de penser la paix ou la concorde nationale est celle d’Aristide. On est encore dans la logique d’un pouvoir patrimonial et autocratique mais qui accepterait certaines concessions. Cette manière de penser l’unité du peuple comme étant celle d’une famille est tout à fait dangereuse car c’est une unité qui exclut et le pouvoir, dans ce cas, doit toujours donner à voir la mort.
- ou on admet que l’unité d’un peuple s’opère dans l’espace public lequel n’est pas du tout réductible à la famille, au pater familias, à l’espace privé. Dans ce cas, ce qui unifie, ce n’est pas une personne dans son incarnation charismatique. Au contrairie, l’unité du peuple est unité dans la diversité, dans le respect des convictions individuelles plurielles. En démocratie, l’unité ultime est introuvable. Ce qui unifie des citoyens dans leur diversité, c’est la loi commune, le respect de ladite loi. Cette unité par la loi interdit tout pouvoir autocratique et ramène la paix durable.
Ou Aristide fait ce deuxième choix et la négociation est possible. On pourra ainsi espérer s’en sortir sans nager éperdument. Ou il fait le choix contraire et dans ce cas il appartient aux démocrrates et au peuple haïtien, avec l’aide de la communauté internationale, de l’obliger à se soumettre ou à se démettre.